“Si j'étais bien dans ma tête, j'aurais pas fait le choix d'être artiste” Nekfeu, “Takotsubo”
En effet, l'existence d'un mal être qui habite les artistes est régulièrement mentionné dans le rap, que se soit par Nekfeu, Hugo TSR, Vald, Georgio, Népal et bien d'autres encore.
Mais ce sentiment de désarroi connu par les artistes n'est pas un phénomène nouveau propre aux rappeurs contemporains, il figure déjà dans de nombreuses oeuvres littéraires, notamment celles issues du courant du romantisme (XVIIIe siècle). Ces questionnements existentiels inspirent les auteurs, dont un cité quelques fois dans le rap français : Hermann Hesse.
Cet auteur du XXe siècle a écrit durant les deux guerres mondiales et a connu la censure suite à certaines de ses oeuvres jugées trop anticonformistes pour son époque, mais surtout pour le régime nazi. Il est par ailleurs passionné de psychanalyse et est un grand admiratif de la philosophie de l'Inde. Nous allons pincipalement aborder ici deux de ses oeuvres :
“Le Loup des steppes” (1927), un roman dont le protagoniste Harry Haller (partageant sans coïncidence les mêmes initiales que son auteur) est tiraillé entre sa personnalité d'homme intellectuel issue de la classe bourgeoise, et celle qu'il nomme “le loup des steppes”, regroupant sa sauvagerie et son mépris des codes sociaux. Mais cette personnalité se complexifie et se subtilise au fil de l'ouvrage...
Et “Siddhartha” (1922), un conte philosophique et initiatique, qui retrace l'histoire du personnage fictif portant le nom du roman, dans sa quête du nirvana. Pour cela, le personnage expérimente divers degrés de spiritualité (Brahmane, Samanas, Samsara) et enrichit sa vision du monde au fil de ces étapes.
Certaines pensées figurant dans ces oeuvres peuvent être liées à des citations ou des idées décrites dans le rap français, comme celle-ci, qui se rapproche de celle de Nekfeu citée précédemment :
“Je crois que la lutte contre la mort, la volonté d'exister irraisonnée et tenace est l'impulsion qui fait vivre et agir tous les hommes remarquables.” Hermann Hesse, “Le Loup des Steppes”
I – La maladie d'être artiste
1 - À cheval sur deux époques
Hesse nous décrit à travers ces différents passages une idée intéressante selon laquelle le mal être d'une génération et le refus de s'accorder aux codes de la société s'expliqueraient par une confusion entre deux siècles. Il s'agirait ici d'une génération d'individus qui se trouve dans un mauvais cadre temporel, dans une société qui n'est pas conforme à son époque. Cette souffrance est vécue différement selon les individus et est par conséquent bien plus intense chez nos artistes, qui ne se privent pas d'écrire dessus.
“Chaque époque, chaque culture, chaque tradition possède son ton. Elle a les douceurs et les atrocités, les beautés et les cruautés qui lui conviennent. Elle accepte certaines souffrances comme naturelles, s'accommode patiemment de certains maux. La vie humaine ne devient une vraie souffrance, un véritable enfer, que là où se chevauchent deux époques, deux cultures, deux religions. (...) Mais il y a des époques où toute une génération se trouve coincée entre deux temps, entre deux genres de vie, tant et si bien qu'elle en perd toute spontanéité et fraicheur d'âme. Naturellement, chacun ne ressent pas cela avec la même intensité.” H. Hesse, “Le Loups des steppes”
L'auteur évoque donc une souffrance partagée par toute une génération et souligne également le fait que certains individus soient plus affectés que d'autres. Cette catégorie d'individus “plus sensible” peut être assimilée aux artistes.
“Mais j'y vois autre chose, un document de l'époque, car la maladie de Haller n'est pas – je le sais aujourd'hui – la folie d'un seul homme, mais le trouble d'une époque entière, la névrose de toute la génération à laquelle il appartient, et qui s'attaque non pas aux individus faibles et inférieurs, mais précisément aux plus forts, aux mieux doués, à ceux qui possèdent la plus haute intellectualité.” H. Hesse, “Le Loup des steppes”
Cette confusion entre deux siècles est abordée par Népal dans son morceau intitulé “L'Ange de la mort” en arabe. Il nous fait part de sa perception de la vie à laquelle il accorde une place primordiale à l'écriture, étant pour lui un moyen de se distancer de la société qui l'afflige. Il conclut en évoquant sa future mort qu'il aura probablement choisie et qu'il justifie avec sa phrase “à cheval sur deux siècles”
“Ouais, j'pense plus souvent à toi Malik al-Mawt Mais l'jour où tu viendras me chercher, j't'aurai p't-être attendu Dans des couloirs À cher-mar au ralenti en attendant qu'la raison revienne À ch'val sur deux siècles” Népal, “ Malik Al Mawt”
Cette part d'obscurité qu'expose Népal dans ce morceau peut être reliée au loup qui habite Harry Haller, qui incarne une dimension animale de sa personnalité dans la mesure où il s'oppose à de nombreuses valeurs de la société dans laquelle il vit. Ce loup des steppes est finalement bien trop clairvoyant et sensible pour la société dont il fait parti, ou comme le rappeur qui s'annonce dépassé par les changements de son époque.
“Tu as raison, Loup des steppes, mille fois raison, et pourtant, tu dois disparaître. Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde simple et indolent, qui se satisfait de si peu. Il t'exècre; tu as pour lui une dimension de trop.” H. Hesse, “Le Loup des steppes”
Effectivement, se débarasser de ce “loup”, peu importe le moyen, semble être la solution pour nos deux passionés d'écriture, cette “dimension de trop”, cette sensibilité destructrice propre aux artistes semble être à l'origine de leur souffrance.
II – Devenir un artiste accompli
1 – La souffrance, un outil pour l'artiste ?
“Je reconnus que Haller était un géni de la souffrance, qu'il avait en lui, au sens de Nietzsche, une aptitude à souffrir infinie, terrible, géniale.” H. Hesse “Le Loup des steppes”
Et si cette douloureuse attente de la mort était “géniale”, ou plutôt, une opportunité pour l'artiste ? Hesse relève la présence d'une certaine beauté dans la souffrance. Effectivement, la peur de la mort nous aurait poussé à inventer le divertissement selon Pascal dans l'objectif de se rassurer et de s'occuper l'esprit en attendant qu'elle sonne. Mais la conscience de la finitude peut aussi nous inciter à nous surpasser, à accomplir des projets ou encore à immortaliser certains moments et évènements. C'est en quelque sorte ce que font les auteurs en écrivant des livres, et les rappeurs en créant des albums.
“Et si un moment elle joue avec sa proie, c’est en attendant de la dévorer. Nous n’en conservons pas moins notre vie, y prenant intérêt, la soignant, autant qu’elle peut durer ; quand on souffle une bulle de savon, on y met tout le temps et les soins nécessaires ; pourtant elle crèvera, on le sait bien.” Arthur Schopenhauer
En effet, selon la théorie de Schopenhauer, les hommes réalisent des projets tout en sachant que la mort est la seule fin certaine. Ce serait donc la conscience de la mort et la méconnaissance de sa date qui pousserait les hommes à accomplir des choses. On peut même penser que plus une personne est craintive à l'idée de mourir, plus elle aura tendance à vouloir marquer l'histoire en touchant un large public et possiblement devenir un artiste.
D'autre part, pour reprendre l'idée de Nietzsche mentionnée par Hesse, la souffrance est “géniale” car elle serait en réalité la clé du bonheur.
“À tous ceux à qui je porte intérêt, je souhaite la souffrance, l’abandon, la maladie, les mauvais traitements, le déshonneur ; je souhaite que ne leur soient épargnés ni le profond mépris de soi, ni le martyr de la méfiance envers soi; je n’ai point pitié d’eux, car je leur souhaite la seule chose qui puisse montrer aujourd’hui si un homme a de la valeur ou non : de tenir bon…”
L'accomplissement d'épreuves difficiles et de défis contribuerait au bonheur et renforcerait le sens que nous attribuons à notre existence. La douleur serait alors inévitable pour être heureux et dans certains cas inspirerait l'artiste dans son écriture. En parallèle, l'art peut être une forme d'exutoire et peut jouer le rôle de thérapie pour l'auteur. D'ailleurs, Lomepal offre une réflexion intéressante à ce sujet dans son interview accordé à SURL.
“Est-ce qu'il faut être torturé pour créer ? On a cette fascination, toujours, pour les artistes torturés, tourmentés, qui vont mal et du coup qui arrivent à te mettre ça dans l'art… Je sais pas si c'est une vérité universelle. Mais pour un morceau comme “Sur le sol”, oui c'est le cas, parce que mon bagage familial a fait que j'ai écrit ce morceau hyper facilement par exemple. Donc oui, ça aide. Ce morceau-là, il est sorti, j'avais trop de trucs à dire.”
En plus d'être libérateur pour l'artiste, l'écriture et le rap constituent également un soutien pour son public.
“On m'a dit qu'ça servait à rien de parler d'ses problèmes Mais moi, je sais c'que c'est d'écouter du rap et d'se sentir compris” Nekfeu “Ola Kala”
La souffrance, notamment la peur de la mort, peut donc être une source de motivation pour l'artiste et lui permettre de mettre en lumière son géni selon Hermann Hesse. Mais la réalisation d'une oeuvre peut dans une autre mesure faire partie intégrante du combat contre cette souffrance du côté de son créateur.
2 - Trouver sa voie grâce à la sagesse de Siddhartha
Trouver sa voie et atteindre le nirvana peut être également un moyen de repousser l'idée de finitude.
“J'droppe ça par étape comme dans l'bouquin d'Hermann Hesse” Népal, “Sundance”
Cette référence évoque le chemin spirituel de Siddhartha ainsi que la philosophie hindoue très appréciée du rappeur, d'où il tire d'ailleurs son nom de scène. Ce roman est inspirant pour ses messages de sagesse et le protagoniste nous invite à suivre notre propre parcours spirituel.
“Presque toutes les créatures, ô Kamala, ressemblent à la feuille qui, en tombant, tournoie dans l'air, vole et chavire en tout sens avant de rouler sur le sol. D'autres au contraire, le petit nombre, ressemblent aux étoiles; ils suivent une route fixe, aucune bourrasque ne les en fait dévier; ils portent en eux-même les lois qui les régissent.” (...) “Chaque jours, des milliers de jeunes l'écoutent et, heure par heure, s'appliquent à suivre ses préceptes; mais tous sont comme ces feuilles qui tombent; aucun d'entre eux ne porte sa doctrine et sa loi.” H. Hesse, “Siddharta”
La philosphie de Népal est similaire dans la mesure où sa sagesse se reflétait dans son amour pour l'écriture. Il était la plupart du temps masqué dans l'objectif d'exister au travers de son art et non de son apparence, et c'est une raison pour laquelle il se démarque. Il fait également parti des artistes qui s'opposent au système capitaliste et qui ne conçoivent pas l'argent comme une finalité. Vald a un regard tout autant critique sur la société de consommation et le capitalisme.
“On a réduit à une boucle de ceinture la sagesse d'Hermes” Vald, “Gris”
Désormais, le terme “Hermes” fait avant tout écho à une marque de luxe tandis qu'il s'agit initialement d'un dieu grec symbolisant la sagesse et la prosperité chez les humains. Cela s'explique par la superficialité et l'importance démesurée que l'homme porte à la richesse financière au point d'oublier toute la symbolique derrière la mythologie.
Une autre des morales du conte de “Siddhartha” concerne l'ouverture d'esprit dans la quête de la plénitude. Le personnage nous suggère d'éviter d'avoir trop d'exigeances lorsque nous cherchons à atteindre quelque chose, au risque de nous écarter nous-même de la vérité et de nous priver de certaines découvertes.
« Quand on cherche, il arrive facilement que nos yeux ne voient que l’objet de nos recherches. On ne trouve rien parce qu’ils sont inaccessibles à autre chose, on est entièrement possédé par ce but qu’on s’est fixé. Qui dit chercher dit avoir un but. Mais trouver, c’est être libre, c’est être ouvert à tout, c’est n’avoir aucun but déterminé.»
Les paroles dans le morceau “En face” sont complémentaires à cette idée. De la même façon, Népal nous conseille de regarder en face mais aussi d'accepter des vérités même décevantes. Parfois, il n'y a pas besoin de chercher bien loin.
“Hmm, la vérité s'trouve en face de toi. En face de toi, juste en face de toi Si tu refuses de voir certaines choses tu les verras pas.” Népal, “En face” ft Nekfeu
En définitive, pour être libre, il faut accepter de vivre différentes expériences et se défaire des préjugés et des contraintes infondées.
Conclusion :
Tout comme les grands auteurs des siècles derniers, les rappeurs nous livrent leurs angoisses et leurs critiques de la société. Leur sensibilité est une opportunité pour eux et pour nous malgré les souffrances qu'elle peut engendrer. Hesse présente une philosphie intéressante par le biais de la sagesse de Siddhartha, qui nous encourage à poursuivre notre quête de sens et à enrichir nos esprits pour atteindre un sentiment de plénitude et neutraliser la souffrance endurée. Mais ce, avec un passage obligé par des tentatives, des échecs et des souffrances, ce qui constitue finalement notre expérience. Comme l'affirme Gerogio dans son titre “Aujourd'hui” : “J'ai pas fini d'écrire mes rêves, j'ai pas fini d'côtoyer le mal, et ça n'empêche pas que la vie est belle.”
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